Chapitre V

 

Pendant que Childe était avec Sybil, quelqu’un avait brisé la vitre avant droite de son Oldsmobile. Il jeta un coup d’œil sur le siège, et il sut aussitôt pourquoi. Le masque à gaz avait disparu. Childe pesta ; il avait acheté ce masque vingt-quatre heures auparavant, et il lui avait coûté 50 dollars. Depuis, les derniers stocks s’étaient épuisés. On n’en trouvait plus qu’au marché noir, pour au moins 200 dollars. Et encore fallait-il trouver un vendeur.

Childe avait tout le temps qu’il fallait. En revanche, il n’avait pas la somme en liquide, et il y avait toutes les chances pour que les commerçants refusent d’être payés par chèque. D’abord parce que les banques étaient fermées ; ensuite, parce que le smog pouvait cesser à tout moment et qu’alors il n’aurait plus besoin du masque à gaz et pourrait faire opposition au chèque et restituer l’objet. Il lui faudrait se contenter d’un mouchoir mouillé et de ses vieilles lunettes de moto. Ce qui voulait dire qu’il était obligé de repasser chez lui.

De retour à son appartement, il se prépara un paquet de mouchoirs et remplit d’eau une petite gourde de boy-scout. Il voulait porter plainte pour le vol de son masque à gaz ; il forma le numéro de la police ; la ligne était occupée, et il raccrocha au bout de deux minutes d’attente. La ligne risquait d’être occupée toute la journée, toute la nuit et ad aeternam. Il se brossa les dents et se passa un linge sur la figure. Le linge, blanc à l’origine, était d’une couleur pisseuse. Il se demanda s’il était possible que le smog déteigne. Un matin, après plusieurs jours de smog intense, il avait trouvé le pare-brise de sa voiture couvert d’une substance de la même couleur jaune pisseux. L’atmosphère de Los Angeles était comme un océan où flottait du plancton empoisonné.

Il se confectionna un sandwich avec des tranches de rosbif froid et des cornichons au sel et l’avala en même temps qu’un verre de lait. Il n’avait aucun appétit. L’image de Sybil en train de batifoler avec Al lui trottait sans arrêt dans la tête. Il ne connaissait pas Al ; il se l’imaginait comme une silhouette confuse dont les seuls traits saillants – trop saillants – étaient une queue monstrueuse, dressée, et une paire de couilles du genre inépuisables, abondamment poilues. Il croyait les entendre ahaner ; le son n’était pas très net, mais il n’arrivait pas à le chasser de son esprit. Certains fantasmes sont comme des taches d’encre, indélébiles.

Il se força à penser à Matthew Colben et à ses meurtriers. Ou plutôt, ses meurtriers présumés. Car rien ne prouvait que Colben fût vraiment mort. Peut-être était-il encore vivant, quelque part à Beverly Hills. Ou ailleurs. Mais s’il était sauf, il ne devait pas être en très bonne santé.

Childe se remettait du choc ; l’idée lui vint même que Colben vivait encore, que le film était truqué. C’était plausible, mais il n’y croyait pas vraiment.

Le téléphone se mit à sonner. Childe n’arrivait plus à obtenir de communications, mais quelqu’un était parvenu à l’appeler. Ça ne pouvait être que la police. Il décrocha. C’était Bruin ; il avait la voix, basse et grognante, d’un ours que l’on vient d’arracher à son sommeil hivernal.

— Allo ! Childe ?

— C’est moi.

— Ces gars-là ne plaisantent pas. Nous en avons la preuve. Le film n’était pas truqué.

Childe tressaillit.

— J’étais justement en train de me dire que c’était peut-être une blague, dit-il. En quoi consiste cette preuve ?

— Un paquet recommandé. Posté à Pasadena. Bruin hésita.

— Alors ?, dit Childe.

— Euh… Dans le paquet, il y avait la queue de Colben, Son gland plutôt. Ou celui de quelqu’un d’autre. Il a bien été arraché à coups de dents ; aucun doute là-dessus.

— Pas d’indices ?

— On a tout remis au labo, mais ça m’étonnerait qu’ils trouvent quelque chose. À part ça, j’ai une mauvaise nouvelle pour vous. On m’a retiré l’affaire. Ce n’est pas définitif, mais… On en a vraiment par-dessus la tête en ce moment. Vous savez pourquoi. Vous pouvez continuer à vous en occuper si ça vous chante, Childe ; mais faudra faire cavalier seul. Surtout, ne passez pas à l’action tant que vous n’aurez pas d’indices sérieux. À mon avis, vous ne trouverez rien. Mais ça, vous devez vous en rendre compte aussi bien que moi. Vous êtes du métier.

— Oui, dit Childe. Je ferai de mon mieux.

— Venez vous enrôler chez nous, proposa Bruin. On vous assermentera et vous recevrez une jolie plaque. On a sacrément besoin de main-d’œuvre ! La ville est bloquée par les embouteillages. J’ai jamais vu un foutoir pareil. On dirait que toute la population essaye de se tirer ; L.A. va devenir une ville-fantôme. Mais en attendant, c’est le bordel !

Bruin était resté de bois devant le supplice de Colben, mais la perspective d’un embouteillage monstre lui remuait les tripes.

— Si j’ai besoin d’un coup de main, ou si je tombe sur quelque chose d’intéressant, je vous fais signe, dit Childe.

— Vous n’aurez qu’à me laisser un message. Je vous rappellerai dès que je serai rentré. Si je m’en sors. Bonne chance, Childe.

— À vous aussi, Bruin, répondit Childe avant de raccrocher.

— « O ursus horribilis ! » ajouta-t-il à mi-voix. C’est comment, déjà, le vocatif ?

Il s’aperçut alors qu’il était trempé de sueur, que ses yeux lui faisaient l’effet d’avoir été passés à la râpe, qu’il avait mal au nez et à la tête, la gorge à vif, et que ses poumons sifflaient comme ceux d’un asthmatique – sensation qu’il avait oubliée depuis qu’il avait cessé de fumer du tabac, cinq ans auparavant. Une cacophonie de klaxons l’assourdit ; la meute n’était plus très loin.

Il pouvait à la rigueur se protéger de l’air empoisonné, mais pas des embouteillages. Après être parti de chez Sybil, il avait eu un mal fou à descendre Burton Way jusqu’à San Vicente Boulevard. Au coin de Le Doux Road et de Burton Way, il n’y avait pas de feu rouge. Il fallait fendre le flot ininterrompu de voitures qui remontait Burton Way pour passer de l’autre côté de la ligne médiane. En se rendant chez Sybil, il n’avait pas croisé une seule voiture ; il n’avait même pas aperçu une lueur de phares au loin. Mais au retour, il avait dû s’arrêter au carrefour. Un peu plus bas, Burton Way faisait une courbe et les phares des voitures qui remontaient vers l’Ouest jaillissaient de la brume glauque avec une soudaineté stupéfiante. Il y avait eu un répit tout juste suffisant pour qu’il tente une percée. Mais il n’avait évité la collision que de justesse. Il n’avait même pas vu la voiture ; il avait entendu un vigoureux coup de klaxon, un hurlement de freins et une bordée d’injures qui lui étaient parvenus distordus par un curieux effet larsen.

Au coin de San Vicente Boulevard et de la Troisième Avenue, le feu était vert pour lui, mais les bagnoles qui descendaient San Vicente Boulevard brûlaient le feu rouge. Une voiture qui roulait sur la Troisième Avenue en direction de l’Ouest avait essayé de se frayer un passage à grand renfort de coups de klaxon. Elle en avait percuté une autre. D’après ce que Childe avait pu en voir, la collision était sans gravité ; ça n’allait pas au-delà d’un pare-choc cabossé. Mais les deux conducteurs étaient descendus de voiture et ils avaient entrepris de se taper dessus ; ils étaient si maladroits que Childe avait craint qu’ils ne se fissent vraiment mal. En passant à leur hauteur, il avait aperçu des visages d’enfants terrifiés à l’arrière des deux voitures accidentées. L’instant d’après, il avait perdu la scène de vue.

Quand la plupart des voitures avaient cessé de rouler, la puanteur était déjà effroyable et la fumée quasiment aveuglante. Mais à présent que deux millions de bagnoles s’étaient remises d’un coup à faire tourner leurs moteurs, le smog allait encore s’intensifier. Évidemment, le flot finirait par s’écouler et il y avait un mince espoir pour que l’atmosphère se dégage. Mais Childe était pessimiste. Il savait bien que c’était absurde, mais il avait le sentiment que le smog allait durer jusqu’à la fin des temps.

Pourtant, il n’avait pas l’intention de se joindre à l’exode. Il avait un travail à terminer.

Il se laissa tomber sur le divan et il avisa sa bibliothèque en bois mordoré. Les deux gros volumes sous emboîtage du Sherlock Holmes Complet (annoté) étaient à la place d’honneur ; c’était l’ouvrage auquel il tenait le plus, si l’on exceptait l’exemplaire de La Compagnie Blanche dédicacé par Arthur Conan Doyle, qui lui avait été légué par son père. Son père l’avait initié à la lecture de livres qui déjà l’intriguaient et le stimulaient beaucoup, et lui avait fait partager sa dévotion pour le plus grand de tous les détectives. Mais le père de Childe était resté mathématicien ; il n’avait jamais eu envie de devenir un émule du Maître.

Cette envie, aucun enfant « normal » ne l’aurait eue. La majorité des petits garçons rêvent d’être pilote, mécanicien de locomotive, cow-boy ou astronaute. Ceux qui voulaient devenir détectives, à l’exemple d’un Sherlock Holmes, d’un Mark Tidd (mais combien de petits garçons d’aujourd’hui ont entendu parler de Mark Tidd ?) ou même d’un Nick Carter, étaient nombreux, mais la plupart abandonnaient ce projet en grandissant. De tous les flics et de tous les privés que Childe avait connus, il ne devait pas y en avoir beaucoup dont la vocation s’était formée à partir d’un rêve d’enfance. Pour la plupart, ils n’avaient jamais lu Sherlock Holmes, et ceux qui l’avaient lu n’avaient guère été enthousiasmés ; il n’avait jamais rencontré un seul vrai mordu de Holmes parmi eux. Mais ils lisaient quand même des revues de suspense et tous les polars à 50 cents qui leur tombaient sous la main. Ces livres, ils en faisaient des gorges chaudes, mais ils étaient intoxiqués. Comme des cow-boys qui vont voir tous les westerns et qui se marrent en trouvant ça bidon.

Childe n’avait jamais fait mystère de son vice : il aimait passionnément tous les romans policiers, aussi mauvais soient-ils. Et quand il en trouvait un bon, il était au comble du bonheur.

Mais au fait, pourquoi éprouvait-il le besoin de se justifier ? Fallait-il qu’il ait honte d’être détective ?

Et Matthew Colben… Où était-il, à présent ? Était-il déjà mort, ou en train d’agoniser ? Qui donc pouvait l'avoir enlevé ? Était-il prisonnier quelque part dans les parages ? Pourquoi ses ravisseurs avaient-ils envoyé ce film à la police ? Pourquoi ce geste de défi et de dérision ? Qu’avaient-ils à gagner à l’affaire, hormis la satisfaction perverse de faire tourner les flics en bourrique ?

Il n’avait rien à quoi se raccrocher, pas le moindre indice excepté l’allusion vampiresque, qui ne faisait que suggérer un début d’orientation. C’était vague, mais mieux valait un fil ténu que pas de fil du tout, et Childe décida de suivre ce fil-là. Au moins, ça l’occuperait.

Ce que Childe savait des vampires se résumait à peu de choses. Il avait vu à la télé les premiers Dracula et plusieurs des versions plus récentes. Dix ans plus tôt, il avait lu le roman de Bram Stoker et il avait été surpris de le trouver si fort, si vivant, si convaincant. Le livre surclassait, et de loin, le Dracula de Tod Browning, le premier et le meilleur des films qui en avaient été tirés : les adaptateurs avaient eu tort de s’éloigner du livre. À part ça, Childe avait lu Montague Summers, et il avait été dans sa jeunesse un lecteur avide de la défunte revue Weird Tales.

Par bonheur, Childe connaissait quelqu’un qui se passionnait pour le surnaturel et les sciences occultes. Il dut chercher le numéro de téléphone dans son carnet d’adresses, car il ne l’avait pas assez souvent utilisé pour l’avoir retenu de tête. L’ayant trouvé, il le forma sur le cadran ; pendant près d’une minute, le téléphone resta muet. Childe persévéra. À la fin, un enregistrement l’informa qu’on allait bientôt s’occuper de lui, le pria de bien vouloir patienter et l’implora de n’utiliser son téléphone qu’en cas d’urgence. Il raccrocha et il alluma la radio. À part de brefs flashs d’information sur la situation aux États-Unis et dans le monde, la totalité des émissions étaient consacrées à l'exode. Les routes et les autoroutes étaient obstruées sur plusieurs milliers de kilomètres par des files compactes de bagnoles et la circulation était complètement bloquée. La police s’efforçait de canaliser les voitures pour libérer une voie des autoroutes et permettre aux ambulances et aux camions de dépannage de passer. Mais toutes les voies des autoroutes étaient utilisées, les rues étaient pleines d’un trottoir à l’autre, et les flics avaient toutes les peines du monde à les déblayer. Des incendies s’étaient déclarés un peu partout ; des immeubles et des maisons étaient la proie des flammes, et les pompiers ne pouvaient pas s’en approcher. Il y avait des collisions à tous les coins de rue, et les secours n’arrivaient pas – pas seulement à cause des embouteillages, mais parce que les hôpitaux étaient débordés et les flics pas assez nombreux.

— Au diable l’affaire, se dit Childe ; je vais aller leur donner un coup de main !

Il forma le numéro de police-secours ; la ligne était occupée. Après un quart d’heure d’essais infructueux, il renonça. Il appela sans plus de résultats le commissariat central de Beverly Hills. Il n’eut pas plus de chance avec l’hôpital du Mont Sinaï. Mais l’hôpital, qui se trouve sur Beverly Boulevard, était accessible à pied. Childe se mit du collyre dans les yeux et des gouttes dans les narines. Il humecta un mouchoir pour s’en protéger le nez et la bouche et passa les lunettes de motov. Il fourra une lampe-stylo dans une de ses poches et un couteau à cran d’arrêt dans l’autre. Puis, il sortit de son immeuble et prit San Vicente Boulevard en direction de Beverly Boulevard.

Pendant la demi-heure qu’il avait passée chez lui, la situation s’était modifiée. Les voitures qui, tout à l’heure, étaient alignées pare-choc contre pare-choc sur toute la largeur de la chaussée, avaient disparu. Elles n’étaient pas très loin : le concert d’avertisseurs lui parvenait encore ; à en juger par le son, la meute devait être arrivée à la hauteur de l’intersection de Beverly Boulevard et La Cienega Boulevard. Mais San Vicente Boulevard était désert.

Il y avait quand même une voiture. Couchée sur le côté. Childe regarda à l’intérieur, s’attendant au pire, mais elle était vide. Il ne comprenait pas comment la voiture avait pu se retourner ; serrées comme elles l’étaient, les voitures ne pouvaient pas aller assez vite pour en renverser une dans une collision. Et d’ailleurs, s’il s’était produit un accident à cet endroit-là, il aurait entendu le choc de chez lui. Quelqu’un – ils devaient s’être mis à plusieurs – l’avait repoussée sur le côté et retournée. Pourquoi ? Childe se dit qu’il ne le saurait sans doute jamais.

Au coin de San Vicente Boulevard et de Beverly Boulevard, les feux rouges ne fonctionnaient pas. Il discernait tout juste la fine silhouette sombre du poteau de l’autre côté de la rue. Là aussi, les feux étaient éteints. En arrivant à la hauteur du feu rouge qui était de son côté. Childe vit pourquoi. Des fragments de plastique étaient éparpillés par terre.

Il resta longtemps debout au bord du trottoir, scrutant la grisaille blême. Si jamais une voiture survenait, tous phares éteints, elle serait sur lui avant qu’il ait eu le temps de rejoindre l’autre côté du boulevard. Il fallait en tenir une drôle de couche pour faire de la vitesse ou rouler sans lumière, mais tout ce que Los Angeles comptait d’imbéciles dangereux était justement dans les rues, au volant d’une voiture.

Un hululement de sirène se rapprocha, une lueur rouge intermittente étincela dans la brume et une ambulance passa devant lui sur le boulevard. Childe regarda dans les deux sens et s’élança ; il espérait que la sirène et la lumière de l’ambulance suffiraient à prévenir les chauffards, et il se disait que si une voiture avait suivi l’ambulance elle aurait probablement joué aussi du klaxon. La traversée ne lui coûta qu’une légère sensation de brûlure dans les poumons. Sous l’effet du smog, ils s’oxydaient peu à peu. Ses yeux larmoyaient.

Il entendit une rumeur confuse ; l’instant d’après, l’immense masse de l’hôpital, surgissant de la brume, se profila devant lui. Il fut arrêté à l’entrée par un vieux à cheveux blancs, en uniforme de gardien de banque. Les flics avaient dû l’enrôler comme auxiliaire assermenté et l’affecter à la surveillance de l’hôpital. Il braqua sa lampe électrique sur le visage de Childe et lui demanda ce qu’il voulait. Le smog n’était pas assez obscur pour que Childe en fût ébloui, mais il n’était pas d’humeur à se laisser marcher sur les pieds.

— Otez-moi cette lampe de la figure, dit-il. Je viens voir si je peux être utile à quelque chose.

Il ouvrit son portefeuille et exhiba ses papiers.

— Vous feriez mieux de passer par-devant, dit le garde. L’entrée des urgences est embouteillée, et ils ont mieux à faire que de s’occuper de vous.

— Qui dois-je voir ? demanda Childe.

D’une voix impatiente, le garde lui donna le nom du directeur de l’hôpital et lui expliqua le chemin de son bureau. Childe entra dans le hall ; il vit aussitôt qu’il y avait toutes les chances pour qu’on ait besoin de lui et qu’il faudrait qu’il force l’hôpital à accepter son aide, le hall était rempli de blessés couchés sur des lits roulants, que l’on avait évacués des urgences après des soins sommaires ; il y avait aussi les parents et les amis des blessés, des gens qui venaient chercher des amis ou des parents égarés et d’autres qui, comme Childe, étaient là pour proposer leurs services. Devant la porte du bureau du directeur, la foule était si compacte que Childe ne serait jamais parvenu à se frayer un chemin, même s’il en avait eu envie. Il aborda un homme qui se tenait au dernier rang et lui demanda depuis combien de temps il attendait de pouvoir franchir cette porte.

— Exactement soixante-dix minutes, mon vieux répondit l’homme, l’air écœuré.

Childe rebroussa chemin et se dirigea vers la sortie. Il s’était résigné à rentrer chez lui et à passer le temps comme il pourrait ; il reviendrait plus tard, en espérant qu’un semblant d’ordre serait rétabli dans l’intervalle. Il s’arrêta. Il avait aperçu, debout à côté de l’entrée, la tête couverte d’un bandage blanc, son vieil ami Hamlet Jeremiah.

La dernière fois que Childe avait vu Jeremiah, il arborait un superbe turban orné d’un hexagramme pailleté d’or. Mais cette fois, il s’agissait bel et bien d’un pansement, et une tache écarlate y formait une espèce d’étoile à trois pointes, presque un triquètre. Il n’avait plus sa barbiche et sa moustache de Méphisto. Il était vêtu d’un tee-shirt graisseux sur lequel était imprimée la devise « NOLI ME TANGERE SIN AMOR », d’un pantalon de toile blanc et de sandales en cuir de zébu.

— Harald Childe ! s’écria-t-il. Il voulut sourire, mais une grimace de douleur lui tordit le visage.

Childe lui tendit la main.

— Tu me touches avec amour, au moins ? dit Jeremiah.

— Tu sais que je t’aime bien, Ham, répondit Childe, même si parfois je me demande pourquoi. Tu ne crois pas qu’en pareille occasion, on pourrait éviter tous ces salamalecs ?

— Toutes les occasions sont bonnes, dit Jeremiah. Et celle-ci encore plus.

— Bon, bon ! Je t’aime, concéda Childe en secouant la tête. Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Comment as-tu atterri ici ? Figure-toi que j’ai essayé d’appeler chez toi tout à l’heure ; si j’avais pu prendre ma voiture, je crois que je serais passé te voir. Mais…

Jeremiah leva une main et se mit à rire.

— Doucement ! fit-il. Une chose à la fois. J’ai quitté ma piaule du Sunset Strip parce que mes femmes voulaient qu’on se barre d’ici. Moi, je leur ai dit qu’on ferait mieux d’attendre un jour ou deux, le temps que ça se tasse un peu. D’ici là, de toute façon, le smog aura disparu, ou presque. Mais elles n’ont rien voulu savoir. Elles ont piqué une crise de larmes ; c’était atroce ; j’avais l’impression qu’elles m’arrachaient les tripes et qu’elles les piétinaient. Remarque, les larmes ont du bon : elles noient le smog, elles empêchent les acides de ronger la cornée. Mais comme j’ai les nerfs fragiles, à la fin je leur ai dit, c’est bon, je vous aime toutes les deux, on se barre. Mais si on se retrouve coincé, si ça tourne mal, vous n’irez pas dire que c’est de ma faute. Vous n’aurez à vous en prendre qu’à vous-mêmes. Alors, le sourire leur est revenu, elles ont essuyé leurs beaux yeux, on a fait nos sacs et on est parti sur Doheny Drive. Sheila faisait tourner son petit moulin à prières tibétain ; Lupe a sorti trois joints, histoire qu’on ait pas l’impression de se faire trop chier. On est arrivé au coin de Melrose ; le feu était au rouge. J’ai pilé, car je respecte la loi quand elle est juste et quand elle sert les intérêts du plus grand nombre. Et puis je n’avais pas envie de me faire rentrer dedans. Mais le fils d’Adam qui me suivait a mal pris la chose ; il aurait préféré que je brûle le feu. Le malheureux ! La panique lui avait fait perdre toute sa sérénité. Il m’a klaxonné. Voyant que je refusais d’obéir et de brûler le feu rouge comme un chien de cirque saute à travers un cerceau enflammé, il a jailli de sa voiture, et il s’est jeté sur ma portière ; moi, comme un con, je n’avais pas pensé à la verrouiller. Il m’a tiré dehors, il m’a fait tourner sur moi-même et il m’a cogné le crâne sur la voiture. Bien entendu, je n’ai pas résisté ; comme tu sais, moi, je tends toujours l’autre joue. Je suis tombé ; j’étais à moitié sur l’autre voie, et une voiture arrivait à toute vitesse. Alors, Shetl a sauté de son siège, elle a poussé l’autre type vers la voiture qui arrivait, et elle m’a tiré jusqu’à la mienne. Sheila a mauvais caractère – mais ne lui jetons pas la pierre. Le type a été heurté de plein fouet, et il a été projeté à l’intérieur de notre voiture. Sheila s’est mise au volant pendant que Lupe essayait de le faire ressortir en le poussant. Il était à plat ventre sur le siège arrière, et ses jambes pendaient à l’extérieur. J’ai raisonné Lupe et j’ai dit à Sheila de prendre la direction de l’hosto. Ce qu’elle a fait, non sans réticences : elle avait envie de laisser là mon agresseur. Ça fait déjà un moment qu’on est ici, et je viens seulement d’arriver à me faire mettre un bandage. Sheila et Lupe sont au second ; comme on manquait d’infirmières, elles se sont portées volontaires. Je les imiterai dès que je me sentirai un peu mieux.

— Et le type ? dit Childe.

— Il est sur un matelas, par terre, sur le palier du deuxième étage. Le pauvre ! Il est dans le coma, il crache le sang – mais Sheila veille sur lui. Elle regrette de l’avoir bousculé ; sous ses dehors soupe-au-lait, elle est pleine d’amour vrai.

— J’étais venu pour donner un coup de main, expliqua Childe, mais ça ne me dit rien de poireauter des heures. Du reste…

Jeremiah s’enquit de ce « reste ». Childe le mit au courant de ce qui était arrivé à Colben et lui raconta le film. Jeremiah fut très choqué. Il dit à Childe que la radio avait mentionné l’affaire, mais sans donner de détails. Quant aux journaux, ils n’étaient plus distribués depuis deux jours, et il n’avait lu aucun des articles parlant de la disparition de Colben. Ainsi, Childe cherchait quelqu’un disposant d’une importante documentation sur les vampires et les autres créatures surgies des profondeurs de l’inconscient collectif ?

Il tombait bien. Jeremiah connaissait l’homme qu’il lui fallait. Si quelqu’un avait toute la documentation nécessaire, c’était bien Woolston Heepish qui n’habitait qu'à six rues de là, juste en dessous de Wilshire Boulevard.

— Tu ne crois pas qu’il essaye de quitter la ville, lui aussi ?

— Woolie ? Ah ça non, par la moustache de Dracula ! Il en faudrait beaucoup plus pour lui faire abandonner sa chère collection. En cas d’alerte atomique, peut-être… Et encore ! Il sera là, ne t’en fais pas. Mais il y a quand même un problème. Il ne supporte pas qu’on débarque chez lui à l’improviste ; il veut qu’on lui téléphone d’abord pour lui demander l’autorisation de passer le voir. C’est une règle qui vaut même pour ses meilleurs amis – à l’exception peut-être de D. Nimming Rodder. Alors, tout le monde lui téléphone avant. Quand on se pointe comme ça, sans être attendu, il ne vient même pas ouvrir la porte. Mais il connaît ma voix ; peut-être qu’à moi, il m’ouvrira.

— Rodder ? Ce nom me dit quelque chose… Ah, oui ! L’écrivain – il fait des histoires de loups-garous, de belles jeunes filles séquestrées dans d’horribles vieux manoirs perchés au sommet d’une colline, et tout le bazar. Il est l’auteur du scénario du Pays des Ombres, le feuilleton télé. Je crois qu’il le produit en plus, c’est bien ça, non ?

— Surtout, Harald, ne mentionne pas Rodder, sauf si tu as quelque chose de flatteur à en dire. C’est l’idole de Woolie ; il ne jure que par lui. Si tu dis du mal de Rodder, il ne te sautera peut-être pas à la gorge, ce n’est pas son genre, mais par Shiva ! tu peux être sûr qu’il te fera la gueule et que tu ne tireras rien de lui.

Childe fit passer d’un pied sur l’autre le poids de son corps. Il fut pris d’une nouvelle quinte de toux. Cette toux n’était pas seulement due à l’atmosphère étouffante. Elle était l’expression du trouble de sa conscience. Une part de lui voulait qu’il reste à l’hôpital pour aider, mais une autre, qui semblait plus forte, lui disait de sortir de là et de se mettre en chasse. Il avait l’impression que quelque chose se dessinait, et que la pèche serait bonne, et son expérience lui avait appris à se fier à ce genre d’intuitions.

Il posa une main sur l’épaule maigre de Jeremiah.

— Je vais essayer de l’appeler, lui dit-il. Mais si…

— Pas la peine, Harald. Tous les centraux sont débordés ; tu n’y arriveras jamais.

— Donne-moi un mot d’introduction, peut-être qu’il m’ouvrira.

— Je vais faire encore mieux, dit Jeremiah en souriant. Je vais t'accompagner chez Woolie. Ici, je ne fais que gêner le passage ; et puis toute cette souffrance m’accable, j’aime autant m’en aller.

— Je ne sais pas…, dit Childe. Et si tu avais une fracture du crâne ? Il vaudrait peut-être mieux que…

— Je t’accompagne, dit Jeremiah en haussant les épaules. Attends-moi une minute, le temps que je trouve mes femmes et que je leur dise que je m’en vais.

Childe l’attendit ; comme il n’avait rien d’autre à faire, il tourna son attention vers ce qui se passait autour de lui ; il comprit pourquoi Jeremiah avait tellement envie de s’en aller. Le sang, les sanglots et les plaintes des blessés étaient déjà plutôt démoralisants ; mais le concert de toux – les unes sèches et saccadées, les autres graillonneuses, se prolongeant jusqu’au hoquet – l’exaspérait, l’enrageait même. Childe n’avait jamais pu supporter la toux ; une fois de plus, il se demanda pourquoi cela le mettait dans ces états de fureur ; il était persuadé qu’une des raisons – et non des moindres – de son divorce était l’emphysème chronique de Sybil, qui se mettait à tousser et à gargouiller des poumons à toute heure du jour et de la nuit et semblait prendre un malin plaisir à le faire quand ils étaient à table ou en train de faire l’amour.

Jeremiah revenait, en louvoyant habilement à travers la cohue. Il prit Childe par la main et l’entraîna vers la sortie. Il était midi et trois minutes. Le soleil était diffus, jaune-vert, à peine visible. Un homme qui passait à trente mètres de là n’était qu’une silhouette indécise. Des nappes de brouillard, les unes opaques et les autres plus légères, défilaient en rangs serrés ; la lumière changeait constamment, les objets et les gens s’allongeaient ou rétrécissaient. Ça devait être l’effet d’une illusion d’optique, car le smog était immobile. Il n’y avait pas un souffle d’air. La brûlure du soleil traversait le smog ; l’air chaud collait à la peau.

Childe transpirait abondamment ; son visage, ses aisselles et son dos étaient trempés de sueur, mais il avait à peine moins chaud. Il suait aussi des pieds et de l’entrejambe ; il aurait beaucoup donné pour n’être vêtu que d’un maillot de bain ou d’une serviette. Mais il préférait encore ça à l’atmosphère de l’hôpital. Le spectacle de la souffrance et de la détresse l’avait tellement obnubilé qu’il n’avait pas réalisé à quel point cette foule suante et terrorisée répandait une odeur nauséabonde. Tout « hippie » qu’il fût, Jeremiah était grand amateur de bains et d’ablutions et se vantait d’être un authentique « frère d’eau ». Mais soudain, Childe s’aperçut qu’il puait. Son odeur était une bizarre mixture de tabac pour la pipe, d’herbe, de quelque chose de pénétrant et âcre, un peu comme du sperme, que Childe n’arrivait pas à identifier, et d’encens ; il distingua aussi une odeur suave d’eau de rose ou de con, l’odeur de la sueur d’un homme effrayé, l’odeur d’un homme qui a chié de terreur, et il crut reconnaître celle du smog. Se pouvait-il que le smog inhalé soit rejeté sous forme de sueur ?

Jeremiah se tourna vers Childe. Il toussota, puis il le dévisagea en souriant.

— Pardonne-moi d’avoir à te le dire, fit-il, mais tu pues, toi aussi. On dirait que tu t’es noyé il y a deux semaines et que l’océan vient de te rejeter.

Bien que surpris, Childe ne fit aucun commentaire. Jeremiah lui avait déjà donné plus d’une preuve de ses dons pour la télépathie. Childe ne voyait pas d’autre explication. En tout cas, Jeremiah n’avait pas pu lire ses pensées sur son visage : Childe se flattait d’être l’impassibilité même.

Ils avançaient côte à côte. On aurait dit qu’un tunnel se levait du trottoir à leur approche et retombait dès qu’ils étaient passés. Un instant, Childe se sentit étrangement transporté, malgré ses sinus à vif, malgré le feu qui lui brûlait la gorge et lui piquait les yeux, malgré la douleur insidieuse qui lui raclait les poumons malgré ses testicules qui relançaient toujours. Au fond, ça ne lui disait rien de jouer les infirmiers bénévoles ; il n’avait qu’une envie – faire la chasse aux criminels.

Comme une bête
titlepage.xhtml
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-Rituel 1]Comme une bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html